Thursday, March 21, 2002

L’homme ne renonce pas de son plein gré à la liberté

La première moitié du 20ème siècle restera l’époque des grandes découvertes scientifiques, des révolutions, de gigantesques bouleversements sociaux et de deux guerres mondiales.

Mais la première moitié du 20ème siècle entrera aussi dans l’histoire de l’humanité comme la période de l’extermination totale d’énormes masses de la population juive, extermination qui s’est fondée sur des théories sociales ou raciales. Le monde actuel le tait avec une discrétion fort compréhensible.

Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu’ait révélée cette période est la soumission. On a vu d’immenses files d’attente se constituer devant les lieux d’exécution et les victimes elles-mêmes veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu’il faudrait attendre l’exécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d’eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d’innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l’avance leurs adieux. Des millions d’êtres humains ont vécu dans des camps qu’ils avaient construits et qu’ils surveillaient eux-mêmes.

Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d’énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l’extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés ; quand il le fallait, ils votaient pour l’extermination, ils marquaient d’un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d’inattendu.

Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eu les soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable.

Que nous apprend-elle ? Est-ce un aspect nouveau et surprenant de la nature humaine ? Non, cette soumission nous révèle l’existence d’un nouveau et effroyable moyen d’action sur les hommes. La violence et la contrainte exercées par les systèmes sociaux totalitaires ont été capables de paralyser dans des continents entiers l’esprit de l’homme.

En se mettant au service du fascisme, l’âme de l’homme proclame que l’esclavage, ce mal absolu, porteur de malheur et de mort, est le seul et unique bien. L’homme ne renonce pas aux sentiments humains, mais il proclame que les crimes commis par le fascisme sont une forme supérieur de l’humanisme, il consent à partager les gens en purs et impurs, en dignes et indignes. La volonté de survivre à tout prix a eu pour résultat la compromission de l’âme avec l’instinct.

L’instinct reçoit l’aide de la puissance hypnotique qu’exercent des systèmes idéologiques globaux. Ils appellent à tous les sacrifices, ils invitent à utiliser tous les moyens au nom du but suprême : la grandeur future de la patrie, le progrès mondial, le bonheur de l’humanité, de la nation, d’une classe.

A côté de ces deux premières forces (l’instinct de conservation et la puissance hypnotique des grandes idées), il y en a une troisième : l’effroi provoqué par la violence sans limite qu’exerce un Etat puissant, par le meurtre érigé en moyen de gouvernement.

La violence exercée par un Etat totalitaire est si grande qu’elle cesse d’être un moyen pour devenir l’objet d’une adoration quasi mystique et religieuse.

Sinon, comment peut-on expliquer que des penseurs juifs non dépourvus d’intelligence aient pu affirmer qu’il était indispensable de tuer les Juifs pour réaliser le bonheur de l’humanité et qu’ils étaient prêts à conduire leurs propres enfants à l’abattoir, qu’ils étaient prêts à répéter, pour le bonheur de la patrie, le sacrifice d’Abraham ?

Sinon, comment peut-on expliquer qu’un poète, fils de paysan, doué de raison et de talent, ait écrit un poème plein de sincérité qui glorifiait une époque de souffrance sanglantes de la paysannerie, une époque qui avait dévoré son père, un paysan travailleur, honnête et simple ?

Un des moyens qu’exerce le fascisme sur l’homme est l’aveuglement. L’homme ne peut croire qu’il est voué à l’extermination. L’optimisme dont faisaient preuve les gens alors qu’ils étaient parfois au bord de la tombe est tout bonnement étonnant. Un espoir insensé, parfois vil, parfois lâche, engendrait une soumission du même ordre, une soumission pitoyable, parfois vile, parfois lâche.

Le soulèvement glorieux du ghetto de Varsovie, le soulèvement de Treblinka, le soulèvement de Sobibor, les petites révoltes des brenner sont nés du désespoir.

Mais, bien sûr, le désespoir lucide et total n’a pas seulement suscité des soulèvements et de la résistance, il a également suscité une aspiration inconnue de l’homme normal, à être tué le plus rapidement possible.

Des hommes se disputaient à qui passerait le premier dans les files d’attente devant les fossés sanglants ; on entendit une voix exaltée, folle, exultante même, crier :

- Yidn, n’ayez pas peur, rien de terrible, cinq minutes à passer et c’est terminé !

Tout, tout engendrait la soumission, l’espoir aussi bien que le désespoir. Les gens d’une même destinée ne sont pas forcément de même nature.

Il faut s’interroger sur ce qu’a dû voir et endurer un homme pour en être réduit à attendre comme un bonheur le moment de son exécution. Et en premier lieu ceux qui devraient s’interroger là-dessus, ce sont les hommes qui sont enclins à expliquer qu’il aurait fallu combattre dans des conditions dont, par chance, ces professeurs n’ont pas la moindre idée.

Etant établi que l’homme se soumet à une contrainte et à une violence infinie, il faut en tirer la déduction ultime, décisive pour la compréhension de l’homme et de son avenir.

La nature de l’homme subit-elle une mutation dans le creuset de l’Etat totalitaire ? L’homme perd-il son aspiration à la liberté ? Dans la réponse à ces questions résident le sort de l’homme et le sort de l’Etat totalitaire. Une transformation de la nature même de l’homme impliquerait le triomphe universel et définitif de la dictature de l’Etat, la conservation de l’instinct de liberté chez l’homme impliquerait la condamnation de l’Etat totalitaire.

Les soulèvements glorieux du ghetto de Varsovie, de Treblinka et de Sobibor, le gigantesque mouvement de résistance qui s’empara de dizaines de pays asservis par Hitler, les soulèvements qui eurent lieu après la mort de Staline à Berlin en 1953, en Hongrie en 1956 et ceux des camps de Sibérie et d’Extrême-Orient, les mouvements en Pologne, les mouvements étudiants pour la liberté de pensée dans de nombreuses villes, les grèves dans de nombreuses usines, tout cela a démontré que l’instinct de liberté chez l’homme est invincible. Il a été étouffé mais il a toujours existé. L’homme, condamné à l’esclavage, est esclave par destin et non par nature.

L’aspiration de la nature humaine à la liberté est invincible, elle peut être écrasée mais elle ne peut être anéantie. Le totalitarisme ne peut pas renoncer à la violence. S’il y renonce, il périt. La contrainte et la violence continuelle, directes ou masquées, sont le fondement du totalitarisme. L’homme ne renonce pas de son plein gré à la liberté. Cette conclusion est la lumière de notre temps, la lumière de l’avenir.

- Vassili Grossman, Vie et Destin, 1962

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