Se retournant, le poète peut, depuis les hauteurs où il se trouve, contempler l'arrière-pays qui descend doucement jusqu'à la mer qu'il peut distinguer malgré la chaleur qui voile l'horizon. Tout est tranquille, tout est paisible. C'est un bon moment, se dit-il. Peut-être est-ce là le but de sa vie, le Grand Œuvre: être capable d'apprécier ce moment pour ce qu'il vaut, d'en saisir les délicates subtilités symboliques qui le composent couches après couches et, derrière lesquelles il peut sentir, en l'effleurant, le léger et lointain grondement de tonnerre à l'horizon. Il est temps, se souvient-il alors, et sort instantanément de sa rêverie, reprenant sa marche, la veste de son costume blanc par-dessus l'épaule, sa canne de roseau dans l'autre main.
Parvenant finalement au sommet, il se sent fragile et faible, à bout de force. La chaleur se fait plus écrasante, comme si le soleil était vraiment plus proche ici. Son regard, rivé sur ses chaussures maculées de poussière blanche, est trouble. Il se redresse, ôte ses lunettes, les essuie du revers de son veston, les repose sur son nez aquilin, retire son chapeau de paille et essuie son front ridé et trempé de sueur d'un revers de la main qui tient le chapeau. Son regard, pendant ce temps, embrasse de nouveau la vue qu'il savoure depuis son promontoire. Il en emmagasine chaque élément qui se détache nettement dans la chaleur, comme s'il souhaitait l'emporter avec lui: le village en contrebas, la villa où l'impératrice Eugénie a séjourné, au début du siècle dernier, qui émerge discrètement des bosquets et des rideaux d'arbres; la mer, toujours scintillante de milles reflets d'écume; la chaleur écrasante de cette fin d'après-midi; le chant incessant des cigales; les parfums voyageant paresseusement sur les courants d'air invisibles. Un instant fugace, l'image de sa femme lui traverse l'esprit – elle est assise dans un fauteuil en osier, sous la véranda, occupée à coudre ou, écrit-elle? Comme si cette image le décidait, il se détourne alors de sa contemplation et s'enfonce dans le sous-bois.
L'air est soudainement figé et le bois se fait murmure. Le poète y entre comme quelqu'un qui est chez lui et, en vérité, aujourd'hui, pour la première fois, c'est le cas. Loin, le temps où il était toujours le perpétuel explorateur, le sondeur de ces mystères impénétrables. A présent, le voilà, et c'est tout. Nulle question, nul désir, mais uniquement la certitude d'être au bon endroit, au bon moment, et de rentrer chez soi. Alors qu'il avance sous les frondaisons verdoyantes, il ne se remémore pas le chemin de sa vie qui l'a conduit jusque dans ce lieu en ce temps. Au contraire, il oublie ou, plutôt, ne s'en soucie pas. Il dérange des insectes minuscules qui volètent sous les feuilles. Chez soi, voilà la vérité qui s'impose à lui en ce moment, avant qu'il ne l'oublie à son tour, ou plutôt, qu'il ne s'en défasse, comme s'il ôtait ses vêtements au fur et à mesure de sa progression, les laissant choir dans le tapis moussu du bois: il est chez lui, et cet endroit, ce moment, qu'il a toujours cherché, qu'il a sans cesse voulu vivre, en fin de compte, fut toujours à ses côtés, constamment en sa compagnie. Il ne parvenait pas à le comprendre, voilà tout, pas plus qu'il ne le comprend aujourd'hui, car à présent, tout cela n'importe plus.
Il arrive alors au seuil de la grotte qui s'ouvre devant lui, exhalant sa fraîcheur cristalline. La lumière s'est faite or, mais il ne sait pas si c'est le soleil qui se couche qui en est la cause ou si la clairière donne cette texture enchantée aux rayons qui y pénètrent. Il s'est arrêté un instant, face à la grotte, comme s'il devait méditer, communier presque, avant d'y pénétrer. Le murmure du bois s'est tu, et l'air se fait témoin de cet instant d'immobilité et de passage.
Le poète s'avance, et, tête nue, disparaît dans les ombres de la grotte. Derrière lui, il ne laisse que son chapeau de paille qu'une branche basse a fait tomber sur l'herbe drue de la clairière. Le bourdonnement des insectes reprend. Le poète s'en est allé ailleurs.
Dehors, hors du bois, le tonnerre gronde dans le lointain, annonçant la fin d'un âge.